Article d'Alain LE RILLE @IYQ
Le
Bup
Physique - Chimie
1924-2024 : la thèse de Louis de Broglie
a cen t ans
N° 1068
Novembre 2024
Publication mensuelle
118e année
869
1924-2024 : la thèse de Louis de Broglie
a cent ans
par Alain LE RILLE
Lycée Saint-Louis - 75006 Paris
C
et article historique participe à la commémoration du centenaire de la soutenance de
thèse de Louis de Broglie. Après avoir rapidement tracé la biographie du physicien français prix Nobel de physique 1929 et fait un état des lieux des conceptions physiques en
1924, on s’intéresse à la thèse elle-même (les éléments théoriques liés à la proposition de l’onde
de matière) puis à ses conséquences (les vérifications expérimentales et les applications). Enfin,
on trace une filiation entre les travaux de Louis de Broglie et les théories quantiques qui suivent
peu de temps après.
INTRODUCTION
Louis de Broglie est un des « pères de
la mécanique quantique ». Pour les travaux
qu’il présente lors de sa thèse en 1924
[1], il est récompensé par le prix Nobel
de physique en 1929. Pendant sa thèse,
Louis de Broglie développe une théorie
quantique qui considère qu’à toute particule de matière on peut associer une
onde. Il s’appuie sur les travaux d’Albert
Einstein (la relativité restreinte et le caractère corpusculaire de la lumière). Une des
grandes réussites de son approche est de
retrouver la quantification qui apparaît de
façon ad hoc dans le modèle de l’atome de
Bohr. Mais les travaux de thèse de Louis
de Broglie sont révolutionnaires en ceci
qu’ils prévoient un comportement ondulatoire de la matière, à l’instar de ce qui est
observé dans le cas de la lumière.
Vol. 118 - Novembre 2024
Louis de Broglie
(1892-1987)
Alain LE RILLE
Article scientifique et pédagogique
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1. ÉTAT DES LIEUX EN 1924
1.1. Quelques éléments biographiques sur Louis de Broglie
Né le 15 août 1892 à Dieppe, Louis de Broglie est issu d’une longue lignée illustre
devenue française au milieu du xviie siècle. Le nom de la famille, d’origine piémontaise, est « Broglia » en italien, ce qui explique la prononciation du nom francisé qui
correspond à « Breuil ». Parmi les ancêtres de Louis de Broglie, on compte plusieurs
maréchaux ayant servi Louis XIV et Louis XV, des évêques, plusieurs hommes d’État,
des diplomates et des académiciens. L’intendant du château de Broglie engagé quelques
années avant la Révolution est François Mérimée, grand-père à la fois de Prosper
Mérimée (inspecteur général des monuments historiques et auteur, entre autres de
Carmen) et du grand physicien Augustin Fresnel (qui naît à Broglie) [2].
Maurice, de 17 ans l’aîné de Louis (qui pour cette raison est Duc de Broglie,
tandis que Louis a le titre de « prince »), est le premier scientifique de la famille. Ancien
officier de marine, Maurice abandonne la carrière militaire et se lance dans la recherche
scientifique sous l’influence d’un professeur de physique, Léopold Brizard. Maurice
fonde un laboratoire privé, spécialisé dans l’analyse spectrale des rayons X, installé dans
un appartement de sa belle-mère. Pendant la Première Guerre mondiale, Maurice est
un spécialiste des moyens de communication avec les sous-marins. Il travaille auprès de
Paul Langevin sur ce qui deviendra le sonar.
Louis suit des études secondaires au lycée Janson de Sailly dans le XVIe arrondissement de Paris [3]. Il a pour professeur Léopold Brizard, justement. « Brillant sujet en
français, en histoire, en philosophie et en physique, […] moyen en mathématiques et en
chimie » [4], Louis obtient le baccalauréat à 17 ans. À peine âgé de dix-huit ans, il passe
en Sorbonne sa licence d’histoire. Mais le « démon de la philosophie » [4] le guette.
1911 est « décisive pour l’orientation de sa vie » [4]. À Bruxelles, cette année-là, se tient
le premier Conseil international de physique Solvay consacré à la théorie des quanta.
Maurice joue le rôle de secrétaire de cette réunion et en publie le compte-rendu avec
Paul Langevin. Ce fait n’est « pas sans influence [sur le] coup d’État intérieur » [4] de
Louis qui passe « sans transition des lettres aux sciences » [4]. Après cette réorientation,
Louis obtient sa licence de sciences en deux ans. Il débute son service militaire en
octobre 1913 comme « sapeur radioélectricien, affecté au poste de la Tour Eiffel dans
les services de la radiotélégraphie sans fil militaire du colonel Gustave Ferrié » [4]. Il y
reste toute la guerre et n’est démobilisé que neuf mois après l’armistice.
Louis de Broglie intègre le laboratoire de son frère. Il s’y associe certes au « travail expérimental de deux jeunes physiciens, Alexandre Dauvillier et Jean Trillat » [4],
mais se livre principalement à des recherches en physique théorique dans lesquelles il
progresse « très rapidement, en brûlant les étapes » [4]. Ses résultats principaux sont déjà
présents en 1923 dans trois articles publiés préalablement.
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1.2. L’ancienne théorie des quanta : un ensemble de solutions ad hoc
sans aucun cadre général
Passons maintenant en revue les principaux développements de la physique
microscopique qui précèdent 1924. Au début du xxe siècle a lieu une révolution
scientifique au sens de Thomas Kuhn [5]. Dès 1900, les théories physiques de l’époque
se trouvent impuissantes à expliquer certains phénomènes physiques. En particulier, le
spectre de l’onde lumineuse émise par une vapeur composée d’atomes identiques excités présente des raies. Ces raies atomiques pourraient aujourd’hui nous évoquer une
sorte de code-barres caractéristique de l’atome émetteur. Les raies de ce spectre ont des
couleurs bien spécifiques, chacune d’entre elles est associée à une longueur d’onde particulière. De même, le spectre du rayonnement émis par un four porté à une certaine
température (le « corps noir ») est très mal modélisé à l’époque. La répartition relative
des ondes monochromatiques dans ce spectre n’est pas conforme à la théorie classique.
C’est vrai en particulier dans le domaine des faibles longueurs d’onde, à tel point qu’on
parlera (bien après 1900) de « catastrophe ultraviolette ». Enfin, la communauté scientifique s’interroge sur le mécanisme qui pourrait expliquer l’effet photoélectrique. Ce
phénomène, provoqué par la lumière, consiste en un passage de courant électrique dans
le vide séparant deux électrodes. Or ce courant électrique est induit uniquement par
certaines longueurs d’onde de la lumière.
Dans le premier quart du xxe siècle, des solutions ad hoc, ce qu’il est convenu
d’appeler l’« ancienne théorie des quanta », sont trouvées, qui ne s’intègrent dans aucun
cadre théorique général. Ainsi, Max Planck en 1901 propose une quantification par
paquets d’énergie pour modéliser correctement le rayonnement du corps noir. Il s’aide
d’une constante qui portera son nom (notée h, l’initiale de « Hilfe », aide en allemand).
La valeur numérique de cette constante est
h = 2 r & = 6, 63 # 10 – 34 J $ s.
Niels Bohr en 1913 dans son modèle de l’atome [6] introduit des niveaux quantifiés d’énergie pour expliquer les spectres de raies atomiques. Dans ce modèle, l’énergie
ne varie pas continûment, mais par paliers. Ces « quanta » d’énergie font intervenir
aussi h.
Albert Einstein en 1905 avance l’hypothèse d’une particule associée à la lumière,
qui sera baptisée plus tard « photon » (par Gilbert Newton Lewis en octobre 1926), pour
décrire l’effet photoélectrique. Ce faisant, il associe à une lumière monochromatique
donnée (de fréquence o ), une particule d’énergie E = h o .
1.3. La dualité onde-particule de la lumière est à peine acceptée en 1924
Aucun prix Nobel n’ayant été accordé pour la physique en 1921, deux prix sont
remis en 1922 : celui de l’année à Niels Bohr pour son modèle de l’atome, et un autre
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au titre de l’année 1921, est attribué à Albert Einstein pour son explication de l’effet
photoélectrique. Dans son discours de 1922, Niels Bohr dit tous les doutes qu’il a sur
la particule de lumière introduite par Albert Einstein : « en dépit de sa valeur heuristique, l’hypothèse des quanta de lumière, qui est absolument irréconciliable avec ce
qu’on appelle les phénomènes d’interférence, ne peut nous éclairer sur la nature du
rayonnement ». La communauté scientifique n’est totalement convaincue par la vision
corpusculaire de la lumière proposée par Albert Einstein qu’avec l’explication par
Arthur Compton de la diffusion qui porte son nom, en 1923. On se trouve alors avec
deux visions antagonistes de la lumière. Comme le note Louis de Broglie dans sa thèse
de 1924, la diffusion des rayons X se fait parfois sans changement de longueur d’onde
(dans les cas étudiés par Max von Laue qui s’expliquent avec un modèle ondulatoire),
et parfois avec changement de longueur d’onde (dans l’expérience de Compton nécessitant alors un modèle corpusculaire). La dualité de la lumière en 1924 est admise
par la communauté, mais l’articulation des deux visions antagonistes (corpusculaire et
ondulatoire) pose problème.
2. LA THÈSE DE LOUIS DE BROGLIE
2.1. Une thèse courte et élégante
Le jour de la soutenance de la thèse par Louis de Broglie, le 25 novembre 1924,
« le jury, bien que très intéressé par les propositions et le raisonnement du jeune candidat, demeurait sceptique […] devant un raisonnement qui reposait presque entièrement sur des arguments théoriques » [7]. « Quand Jean Perrin lui demanda comment
on pourrait observer son onde, Louis de Broglie répondit sur un ton d’évidence : en
faisant diffracter des électrons » [2] ! Il faut dire que la soutenance s’est fait attendre.
Jean Perrin qui préside le jury de la thèse de doctorat déclare un jour à Maurice de
Broglie : « tout ce que je puis dire […] c’est que votre frère est bien intelligent » [4].
Face à l’idée – géniale – de Louis de Broglie qui consiste à associer à toute particule
une onde, l’onde de matière, les membres du jury de thèse sont tellement circonspects
que l’un des leurs, Paul Langevin, confie le manuscrit de Louis de Broglie à Albert
Einstein, pour avis. Ce dernier répond que Louis de Broglie « a soulevé un coin du
grand voile », ouvrant la voie à la soutenance [8-9] et attire l’attention de toute la communauté scientifique sur les travaux de thèse de Louis de Broglie. Ce dernier reconnaît : « Einstein […] était à l’apogée de sa gloire. […] Sans son intervention, la tentative
hardie esquissée dans ma thèse aurait pu rester longtemps inaperçue » [8].
La thèse de doctorat de Louis de Broglie intitulée « Recherche sur la théorie des
quanta » comporte un peu plus d’une centaine de pages. C’est très court. Il faut dire
que « ses explications confinent à l’évidence tant elles se réduisent à l’essentiel, sans fioritures ni redondances […]. Sa clarté finit même par le desservir […], mais il eût trouvé
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inconvenant de se montrer ostensiblement savant » [2]. On note dans cet écrit « une rare
élégance de forme » [7], « un style élégant, clair, simple, sans effets littéraires » [2], mais
aussi une « grande force de persuasion » [7] et « la passion quand la beauté d’une théorie
[…] semble révéler quelques secrets de la réalité physique. » [2].
La thèse qui comporte sept chapitres s’ouvre par une introduction qui ne retrace
rien moins que l’histoire de la physique. Le but de cette partie, étonnante dans ce cadre
(sans aucune équation, très littéraire en somme) est de montrer « comment le problème
des quanta était en quelque sorte contenu en germe dans le parallélisme des conceptions corpusculaires et ondulatoires du rayonnement » [1]. En résumant les progrès
intervenus lors des trois siècles précédents à l’aune des deux concepts fondamentaux
en physique que sont les particules et les champs, Louis de Broglie prépare le lecteur
à la synthèse qu’il opère ensuite, « cette idée que le mouvement d’un point matériel
dissimule toujours la propagation d’une onde » [1].
2.2. La dualité onde-particule
Louis de Broglie part d’un postulat, « l’existence d’un phénomène périodique lié
à chaque morceau isolé d’énergie et dépendant de sa masse propre par la relation de
Planck-Einstein » [1] :
E = mc 2 = ho
où c est la vitesse de la lumière dans le vide, E l’énergie de la particule de masse m et
de quantité de mouvement p et k le vecteur d’onde laquelle a pour fréquence o et
longueur d’onde m .
Le premier chapitre est ainsi dévolu à une étude relativiste (selon les transformations de Lorentz) de cette « onde de phase » (nous dirions une onde harmonique ou
monochromatique) dont la vitesse est supérieure à c (ce qui n’est pas surprenant pour
une vitesse de phase). Cependant, la superposition de ces ondes monochromatiques
dans un paquet d’ondes a une vitesse de groupe qui « est égale à la vitesse du mobile »
[1], c’est-à-dire de la particule.
Dans le deuxième chapitre, Louis de Broglie mène de front une double étude
dans un cadre relativiste (dans l’espace à quatre dimensions de Minkowski). D’abord,
il écrit le principe de moindre action de Maupertuis pour la dynamique d’un point
matériel. L’action S (une grandeur homogène à un moment cinétique ou à la constante
de Planck) doit être stationnaire pour un mobile allant de A en B dans l’espace-temps :
B 3
E
i
dS = 0 où S = # | Ji dx avec J = a px, py, pz, c k .
A i =1
Ensuite, il écrit le principe de Fermat selon lequel le déphasage D{ (en rad) doit être
stationnaire (c’est-à-dire invariant par une petite variation) pour une onde se propaVol. 118 - Novembre 2024
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geant de A en B dans l’espace-temps :
d D{ = 0
k
k
k 1
y
|
Oi dxi avec O = d 2rx , 2r , 2rz , m n .
A
où D{ = 2r #
B 3
i =1
Louis de Broglie remarque que la relation de Planck-Einstein qui relie l’énergie E du
quantum à la fréquence de l’onde associé o , mène à une « une généralisation tout indiquée » :
E = ho & J4 = h O4 & J = h O & S =&D{.
Il est évident alors que la formule suivante s’ensuit naturellement :
h
p =& k & p = m .
Mais… l’auteur de la thèse ne le fait même pas remarquer ! La relation de Louis de
Broglie n’apparaît donc pas encore à ce stade du développement (au milieu de la thèse,
p. 56). Il faudra attendre la page 111. Louis de Broglie établit seulement que « le principe de moindre action sous sa forme maupertuisienne et le principe de concordance de
phase dû à Fermat pourraient bien être deux aspects d’une seule loi » [1] et, perdant sa
coutumière humilité, il note qu’il s’agit là d’une « synthèse sur laquelle on peut discuter,
mais dont l’élégance théorique est incontestable » [1].
2.3. Une explication de la quantification dans l’atome de Bohr
Le chapitre 3 de la thèse porte sur l’application de ce que Louis de Broglie vient
d’établir au modèle de l’atome de Bohr. Rappelons que ce modèle proposé en 1913
[6] et généralisé par Arnold Sommerfeld pour rendre compte des spécificités du spectre
de l’atome d’hydrogène consiste en une amélioration du modèle planétaire d’Ernest
Rutherford où les trajectoires des électrons sont des orbites képlériennes autour du
noyau. Niels Bohr postule l’existence d’un nombre infini, mais dénombrable d’orbites
stables dont les propriétés peuvent être déduites de la quantification du moment cinétique orbital.
La raison profonde de cette quantification reste incompréhensible, même après
qu’Albert Einstein a montré que cette condition portait sur l’intégrale d’action de
Maupertuis le long de la trajectoire fermée [10]. Grâce à la proportionnalité de S et
D{ , Louis de Broglie est en mesure – enfin – de donner la raison profonde de cette
quantification. Il faut en effet qu’il y ait interférence constructive entre deux ondes le
long d’une orbite circulaire. Louis de Broglie propose au lecteur une image : « la propagation est donc analogue à celle d’une onde liquide dans un canal fermé sur lui-même
et de profondeur variable. Il est physiquement évident que, pour avoir un régime stable,
la longueur du canal doit être en résonance avec l’onde » [1]. Ainsi, Louis de Broglie
illustre l’émergence de modes propres par une analogie dans le cadre de la mécanique
des fluides : il assimile l’onde de matière (associée à un électron en révolution autour du
noyau dans le modèle de Bohr) à une vague dans un canal… circulaire ! La condition
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d’interférence constructive (qui provoque une résonance) revient à ce que la longueur
L parcourue par l’onde soit égale à un nombre entier de longueur d’onde m n :
c
7n ! N * tel que 2rr = nm n = n o .
n
Dans la métaphore liquide choisie, plutôt que changer la longueur du canal 2rr (ce qui
serait l’équivalent des périmètres différents des orbites stables), Louis de Broglie imagine
une variation possible de la célérité c de l’onde (du fait d’un changement de la profondeur du canal), permettant ainsi d’avoir plusieurs fréquences propres o n .
Le chapitre suivant de la thèse est dévolu à l’étude des mouvements relatifs de
l’électron et du proton dans le cas de l’atome d’hydrogène.
2.4. La dualité onde-particule de la lumière
Les chapitres 5 et 6 de la thèse s’intéressent aux interactions lumière-matière. Le
cas de la lumière est traité comme un cas particulier de ce qui précède. Louis de Broglie
n’a donc aucune difficulté à justifier les deux visions, ondulatoire et corpusculaire : « il
peut donc sembler que nous ayons fait faire un très grand pas à la question en parvenant à concevoir un lien étroit entre le mouvement d’un corpuscule de lumière et la
propagation d’une certaine onde » [1]. Louis de Broglie conclut le chapitre 6 avec de
« vagues suggestions plutôt que […] de véritables explications » [1], en particulier le fait
que « l’onde de phase liée au mouvement d’un atome de lumière peut en passant sur
des atomes matériels excités, déclencher l’émission d’autres atomes de lumière dont
la phase sera en accord avec celle de l’onde » [1]. Comme il a écrit dans un article
pendant sa thèse, « tous les atomes lumineux [les photons] émis auraient donc ainsi la
même onde de phase que le premier; nous dirons qu’ils sont couplés en onde » [11].
On parlerait aujourd’hui de la cohérence de l’émission stimulée qui fonde le fonctionnement du laser.
2.5. Les apports de la dualité à la physique statistique
Le dernier chapitre s’ouvre avec des rappels de physique statistique. Il se poursuit
par l’étude de l’équilibre d’un gaz qui se fait en considérant que les « mouvements des
atomes gazeux sont accompagnés d’une propagation d’ondes » [1]. La recherche de
solutions stationnaires se fait de façon « analogue à ce que nous avons rencontré au sujet
de l’atome de Bohr » [1]. Louis de Broglie, en écrivant la condition de résonance, fait
enfin apparaître la relation qui porte son nom. En comptant les ondes stationnaires, il
montre que, la longueur des ondes stationnaires ne pouvant prendre qu’une suite discontinue de valeurs, la vitesse des atomes n’aura, elle aussi, qu’une suite discontinue de
valeurs possibles. Ainsi, Louis de Broglie justifie les calculs d’Otto Sackur, ce dernier
étant bien en peine de justifier la quantification de la cellule élémentaire dans l’espace
des phases : « la théorie cinétique des gaz […] demande, bien qu’on ne puisse guère
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l’imaginer, que les composantes de la vitesse des molécules du gaz changent de manière
discontinue. […] Il semble que, pour traiter analytiquement le second principe de la
thermodynamique, la méthode statistique dans sa forme actuelle doive décomposer les
grandeurs continues (énergie, espace…) de la même façon que l’on décompose depuis
longtemps la matière dans des atomes » [12].
Louis de Broglie s’intéresse ensuite au rayonnement du corps noir. Il fait l’hypothèse que « si deux ou plusieurs atomes ont des ondes de phase qui se superposent
exactement dont on peut dire par suite qu’ils sont transportés par la même onde, leurs
mouvements ne pourront plus être considérés comme entièrement indépendants et
ces atomes ne pourront plus être traités comme des unités distinctes dans les calculs de
probabilité » [1]. Louis de Broglie met ainsi en place la statistique des particules indiscernables qu’on appelle aujourd’hui statistique de Bose-Einstein, sur laquelle Albert
Einstein était justement en train de travailler en 1924. On comprend mieux l’appui
chaleureux d’Albert Einstein pour la thèse de Louis de Broglie. À ce sujet, Max Born
déclarera : « je ne vois aucune possibilité de justifier la manière de compter les états
d’égale probabilité selon la méthode de Bose-Einstein sans avoir recours à la mécanique
ondulatoire » [13] c’est-à-dire aux travaux de Louis de Broglie.
3. IMPLICATIONS DE LA THÈSE DE LOUIS DE BROGLIE
3.1. Les vérifications expérimentales de l’existence de l’onde de matière
Il est marquant de voir que Louis de Broglie n’évoque dans sa thèse aucune preuve
éventuelle de son hypothèse. Il est vrai qu’il proposa, dans un article de 1923, l’expérience suivante : « un flot d’électrons traversant une ouverture assez petite présenterait
des phénomènes de diffraction. C’est de ce côté qu’il faudrait peut-être chercher des
confirmations expérimentales de nos idées » [11].
Les physiciens qui travaillaient au laboratoire de son frère aîné, Maurice de
Broglie, auraient pu être les premiers à fournir une confirmation expérimentale de
l’onde de matière. « Louis de Broglie la proposa à A. Dauvillier. mais celui-ci, absorbé
par des expériences sur la télévision qu’il ne voulait pas abandonner, renonça » [7]. Le
refus de tester l’hypothèse de Louis de Broglie par ceux-là mêmes qui le côtoyaient tous
les jours constitue un bel exemple de rendez-vous raté avec l’histoire.
En effet, au printemps 1927, la confirmation expérimentale de l’expérience des
ondes matérielles était obtenue indépendamment grâce aux expériences d’interférences
de Davisson et Germer aux Laboratoires Bell à New York, et à celles de George Paget
Thomson à Aberdeen (Écosse). Clinton Davisson et George Paget Thomson reçurent
le prix Nobel 1937 pour avoir confirmé expérimentalement la nature ondulatoire des
électrons. Il est amusant de noter que George Paget Thomson est le fils de Joseph John
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Thomson, prix Nobel de physique en 1906 pour avoir montré que… l’électron était
une particule !
3.2. Le microscope électronique, application de l’onde de matière
L’onde de matière trouve une application de la plus grande portée dans le micro
scope électronique. Le premier prototype est construit en 1931 par Ernst Ruska. Pour
cette raison, ce dernier recevra en 1986 le prix Nobel de physique conjointement avec
les inventeurs du microscope à effet tunnel. Ainsi, la fondation Nobel a-t-elle décidé
d’honorer en même temps les deux appareils d’investigation du monde microscopique
les plus emblématiques, fondés chacun sur un effet quantique étonnant.
Aujourd’hui, les microscopes électroniques équipent de très nombreux laboratoires. Ils sont utilisés en biologie (pour visualiser le virus de la poliomyélite par
exemple), en chimie (pour l’étude des surfaces ou de certaines molécules) ou encore
dans l’industrie (celle des semi-conducteurs en particulier).
La raison en est simple : ils peuvent grossir les objets jusqu’à deux millions de fois,
près de mille fois plus que les microscopes optiques. Si leur résolution est si grande,
c’est parce que la longueur d’onde de l’onde de matière associée à un électron est
beaucoup plus petite que celle de la lumière visible.
3.3. La thèse de Louis de Broglie jette les bases de la mécanique quantique
Fertile expérimentalement, la dualité onde-corpuscule l’est aussi du point de vue
théorique. Albert Einstein est conscient que Louis de Broglie déclenche le début d’un
mouvement dans le domaine des idées en physique. En effet, trois semaines après la
soutenance, Albert Einstein écrit à Hendrik Lorentz : « je crois que c’est le premier
petit rayon de lumière sur la pire de nos énigmes de physique » [9]. La thèse de Louis
de Broglie constitue en fait un point de départ, comme le reconnaît son auteur : « la
présente théorie doit donc plutôt être considérée comme une forme dont le contenu
physique n’est pas entièrement précisé que comme une doctrine homogène définitivement constituée. [En particulier] nous voyons bien pourquoi certaines orbites sont
stables, mais nous ignorons encore comment a lieu le passage d’une orbite stable à une
autre » [1].
Effectivement, très vite après la soutenance, deux formalismes se mettent en place
quasiment en même temps. Il s’agit d’une part de la mécanique ondulatoire d’Erwin
Schrödinger qui s’appuie formellement sur les travaux de Louis de Broglie en les prolongeant par l’équation d’onde (l’équation de Schrödinger) que suit l’onde de matière
associée à une particule massive non relativiste. D’autre part émerge la mécanique
matricielle (appelée ainsi, car elle utilise les outils de l’algèbre), construite par Werner
Heisenberg, Max Born et Pascual Jordan. Au début de 1926, on est donc en présence
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de deux formalismes cohérents en eux-mêmes, bien qu’entièrement différents. Mais
Erwin Schrödinger démontre vite (suivi par d’autres) leur équivalence.
Initiateur d’une des deux formes de la physique quantique (la mécanique ondulatoire), Louis de Broglie a aussi de nombreuses intuitions qui seront confirmées ensuite.
On a évoqué plus haut l’effet laser. Mais ce n’est pas tout. De même, il est écrit dans la
thèse de 1924 qu’« il arrive plus de photons sur les franges brillantes que sur les franges
obscures. L’intensité de l’onde en un point définit donc la probabilité de présence des
photons ». Cette phrase est tout à fait en accord avec la « règle de Born » (un des axiomes
de la mécanique quantique) selon laquelle la densité de probabilité de détection est proportionnelle à W 2 . Ce module au carré de la fonction d’onde W est donc l’analogue
de l’intensité lumineuse, carré de la vibration lumineuse.
Enfin, Louis de Broglie remarque aussi qu’en voulant préciser la position d’une
particule, il faut superposer suffisamment d’ondes de fréquences différentes pour
construire un paquet localisé dans l’espace. Mais alors poursuit-il, plus il y aura de fréquences, plus il y aura de vitesses possibles et moins elles seront définies, conformément
aux inégalités de Heisenberg (que ce dernier présente en 1927).
CONCLUSION
Le travail de thèse de Louis de Broglie, confirmé par les expériences de Davisson
et Germer d’une part, de George Thomson d’autre part, lui valent le prix Nobel de
physique en 1929 pour « sa découverte de la nature ondulatoire des électrons ».
On retrouve Louis de Broglie en 1927 au 5e Congrès Solvay, qui défend, avec
Albert Einstein et Erwin Schrödinger, une interprétation de la mécanique quantique
qu’on pourrait qualifier de « réaliste ». Louis de Broglie présente à cette occasion sa
« théorie de l’onde pilote », qui conserve les concepts de position, vitesse et trajectoire
pour les objets quantiques. L’onde pilote sera réfutée par la communauté scientifique
à l’époque, mais sera proposée à nouveau en 1951 par David Bohm. Mais cela est une
autre histoire.
BIBLIOGRAPHIE ET NETOGRAPHIE
[1] L. de Broglie, « Recherches sur la théorie des quanta », Thèse de doctorat, Migration - Université en cours d’affectation, novembre 1924. Disponible à l’adresse :
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006807
page consultée le 27 août 2024.
[2] G. Lochak, Louis de Broglie : un prince de la science, collection : Figures de la science,
Paris : Flammarion, 1992.
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[3] M.-A. Tonnelat, Louis de Broglie et la mécanique ondulatoire, Paris : Seghers, 1966.
[4] M. de Broglie, « Réponse au discours de réception de Louis de Broglie à l’Académie française », 31 mai 1945. Disponible à l’adresse :
https://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-louis-de-broglie
page consultée le 27 août 2024.
[5] T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs sciences, Paris : Flammarion, 1970.
[6] N. Bohr, “On the Constitution of Atoms and Molecules”, Philosophical Magazine,
vol. 26, n° 151, p. 1-24, 1913. Disponible à l’adresse :
http://www.bibnum.education.fr/physique/physique-quantique/de-la-constitution-des-atomes-etdes-molecules
page consultée le 27 août 2024.
[7] F. Kubli, « À propos du 50e anniversaire de la mécanique ondulatoire », Revue d’histoire des sciences, tome 28, n° 2, p. 97-112, 1975. Disponible à l’adresse :
https://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1975_num_28_2_1130
page consultée le 27 août 2024.
[8] L. de Broglie, Le dualisme des ondes et des corpuscules dans l’œuvre de Albert Einstein, éloge funèbre, lecture lors de la séance du 5 décembre 1955 : Académie des
sciences. Disponible à l’adresse :
https://www.academie-sciences.fr/pdf/dossiers/Einstein/Einstein_pdf/Einstein_eloge.pdf
page consultée le 27 août 2024.
[9] A. Pais, « De Broglie, Einstein and the birth of the matter wave concept », in :
Louis de Broglie tel que nous l’avons connu, Fondation Louis de Broglie, CNAM,
p. 151-154, 1998.
[10] A. Einstein, “Zum Quantensatz von Sommerfeld und Epstein”, Deutsche physikalische Gesellschaft Verhandlungen, vol. 19, p. 82-92, 1917.
[11] L. de Broglie, « Quanta de lumière, diffraction et interférences », C.R. Acad. Sci.,
T. 177, p. 548-550, 1923.
[12] O. Sackur, “Die Anwendung der kinetischen Théorie der Gase auf chemische
Probleme”, Annalen der Physik, 36, p. 969, 1911.
[13] M. Born, “Einstein’s Statistical Theories”, in A. Schilpp (edit.), “Albert Einstein, Philosopher-Scientist”, Evanston, The Library of Living Philosophers, vol. 7,
p. 174, 1949.
Vol. 118 - Novembre 2024
Alain LE RILLE
Article scientifique et pédagogique
Union des professeurs de physique et de chimie
880
Union des professeurs de physique et de chimie
Lu dans Le Bup
? Un article rédigé en 1956 par Louis de Broglie lui-même spécialement pour Le Bup :
L. de Broglie, « Mécanique ondulatoire : interprétation », Bull. Un. Phys., vol. 50,
n° 429, p. 391-413, juillet-août 1956.
? C. Bracco et J.-P. Provost, « Quanta de Planck, d’Einstein et “d’aujourd’hui”», Bull.
Un. Prof. Phys. Chim., vol. 99, n° 877-878, p. 909-928, octobre-novembre 2005.
? B. Raffaelli, J.-P. Provost et C. Bracco, « Un problème d’oscillateurs : la formule de
Planck », Bull. Un. Prof. Phys. Chim., vol. 100, n° 885, p. 735-739, juin 2006.
? M. Venturi, « Les origines de l’équation de Schrödinger », Bull. Un. Prof. Phys. Chim.,
vol. 107, n° 959, p. 1125-1144, décembre 2013.
Alain LE RILLE
Enseignant
Lycée Saint-Louis
Paris
1924-2024 : la thèse de Louis de Broglie a cent ans
Le Bup n° 1068